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☕ L'humour et le couteau
Published about 2 months ago • 5 min read
L'humour et le couteau
L’humour est un outil.
Le couteau également.
En formation ou en atelier, je présente différentes stratégies pour répondre aux microagressions.
Systématiquement, on me fait remarquer qu’il manque l’humour dans ma liste.
Je ne prends pas toujours le temps de détailler pourquoi l’humour n’est pas une stratégie que je priorise dans mes interventions. Je le fais donc ici, en ayant le sentiment d’être une MEGA rabat-joie, alors que je vous promets de l’optimisme à tout va.
L’humour pour exprimer...
D’abord, je vais parler de l’humour chez la personne qui émet une microagression.
Je me méfie de l’humour, parce qu'il est souvent imposé, surtout dans le cas de propos qui peuvent être blessants.
Ce qu’il faut rappeler, c’est qu’une blague sexiste, ça reste du sexisme.
Une blague raciste, ça reste du racisme.
Pareil avec l’homophobie, le classisme, la transphobie etc.
C’est juste qu’on a ajouté un lubrifiant social : l’humour.
Pour que ça passe mieux.
Pour qu’on glisse dessus.
Comme une peau de banane.
Je prends le bon vieux :
“Femme au volant, mort au tournant”
bien poussiéreux et visqueux, mais qui aime bondir de temps à autre dans une conversation.
Il suffit d’un regard blasé, des yeux levés au plafond, pour que pleuvent les : “Oh t’as pas d’humour”, “Sois pas si soupe au lait” ou “T’as vu l’état de ta portière gauche ?”
Ici, l’humour permet de silencier.
***********
Parenthèse perso
Ce que peu de personnes savent, c’est que je ne conduis pas parce que je suis tétanisée par l’idée de causer un accident mortel.
Lorsque j’ai commencé mes cours de conduite vers 25 ans, j’aimais bien conduire et je faisais des créneaux sans problème, dès le 2e cours.
Mais au fil des cours avec des moniteurs qui m’ont assommée de clichés sexistes, de main sur la cuisse soit disant pour que j’accélère, de sous-entendus sur la dangerosité des femmes au volant ou sur mon incapacité supposée à faire des créneaux, j’ai changé sans m’en rendre compte.
Les propos étaient toujours savamment tournés, c’était de l’humoooooour mais c’était constant, imposé et unilatéral. Le fait que je ne ris pas n'était pas un stop assez significatif.
Ils rigolaient bien les moniteurs, le coude sur la portière, à insulter les conductrices, en oubliant probablement que je m'identifiais plus à elles, qu’à eux.
J’aime préciser que j’ai loupé mon permis 2 fois, pour l’obtenir la 3e fois grâce à Ghilaine, une monitrice que tous les autres moniteurs craignaient parce qu’elle avait “une grande gueule”.
La veille de l’examen, elle m’a dit : “Tu t’en sors très bien, mange du chocolat noir et ça se passera bien”.
J’ai obtenu mon permis pour la gloire, mais j’ai enfermé le papier rose dans mon tiroir pour l’oublier le plus rapidement possible.
***********
Revenons à notre humour.
L’humour n’est qu’un outil, comme un couteau.
On peut s’en servir pour préparer un festin pour nos ami·es, ou pour taillader l'estime d'une personne.
On peut trouver de l’humour, ou l’intention de faire rire, dans beaucoup de situations du quotidien, y compris lorsque ces propos ou comportements sont :
des microagressions
des insultes
des humiliations
des discriminations
C'est tout de suite beaucoup moins drôle.
... et l’humour pour répondre
Comme l’humour est très souvent utilisé, voir instrumentalisé pour exprimer des propos ou des comportements brutaux, je suis d’emblée refroidie par l'idée même de m'en servir pour répondre.
Déjà, l’humour n’est pas accessible à tout le monde, surtout lorsqu’on est touché par un sujet sensible.
Lorsqu’on est blessé·e, on peut être sidéré·e, ce qui nous prive d’une possibilité de répondre.
L’humour nécessite de prendre du recul sur la situation avant de répondre.
L'injonction de cultiver la "bonne répartie" ou la "phrase assassine", tout ça me fatigue parce que ce ne sont que des effets de scène qui peuvent fonctionner de temps à autre, avec énormément d'aléas dans l'analyse des faits et la prise de conscience.
En fait je lui reproche plein de choses.
L’humour peut :
brouiller le message et être à double tranchant
devenir une injonction
silencier des personnes
J'ai déjà entendu, en réponse à "femme au volant..." :
“Attention il y a plus de femmes que d’hommes dans cette soirée, fais gaffe à qui te reconduira ce soir quand tu auras trop bu !”
Bon les gens ont ri, mais de quoi et de qui rit-on à la fin ?
Faire de l’humour, cela peut envoyer le message que c’est ok pour vous de prendre un sujet à la légère, alors qu'il vous a fait réagir.
En tout cas votre interlocuteur·ice pourrait le comprendre ainsi et renchérir.
L’humour devient alors double tranchant.
Tout n’a pas besoin de lubrifiant social.
Exprimer ses émotions face à un propos, qualifier les propos et demander à ce que ça s’arrête, ce sont déjà des choses qui mobilisent notre énergie quand on n’a pas appris à le faire.
Concentrons-nous sur l'essentiel ici : les effets des propos sur les personnes concernées, et non pas l'intention des émetteur·ices.
Apprenons à le dire : Ce n’est pas drôle, c’est…
(choisir dans la liste : sexiste, raciste, homophobe, validiste, âgiste, transphobe, classiste etc.)
En répondant par l’humour, vous pouvez blesser d’autres personnes en retour.
Surtout si dans l’humour, vous contre-attaquez la personne émettrice de la microagression.
Supposons qu’elle n'ait pas conscience des effets de son propos, elle sera juste vexée en retour, en pensant que vous êtes soupe au lait. Elle n’aura pas pris conscience de la dimension problématique de ses propos ni de leurs effets, elle aura juste focalisé sur votre réaction.
Alors, pour ou contre l’humour ?
Non, ce n’est pas une vraie question.
Je pense que face à une microagression ou un propos blessant, il faut toujours dire quelque chose. Parce que malheureusement, ne rien dire, pour beaucoup de personnes, c’est consentir.
Le “qui ne dit mot, consent”, est hautement problématique, mais je développerai cela une autre fois.
Alors humour ou non, c’est à vous de choisir.
En tout cas, si vous maitrisez très bien l’humour, que vous êtes capables de partager vos pensées avec brio, en faisant sourire tout le monde, en mettant pile ce qu’il faut de pédagogie, de lubrifiant social et de sourires entendus, je vous applaudis de toutes mes mains et je suis preneuse de vos expériences !
Pour finir, la lecture de la semaine
Je remercie PL qui m'a partagé son intervention auprès d'un restaurateur qui sortait trop de blagues sur les gitans. L'intervention de PL a permis au restaurateur de se demander qui étaient les personnes en face de lui et comment elles pouvaient recevoir ses propos.
Ce qui me donne un bon prétexte pour vous partager ma lecture du moment "Les mondes Roms", d'Olivier Peyroux, illustré par Marie Mignot, aux éditions Gallimard Jeunesse.
C'est indiqué pour 8 à 13 ans, donc pour ma fille c'est un peu tôt, surtout qu'on y aborde les déportations et les discriminations envers les Roms, en Europe et en France.
J'y ai appris que la carte d'identité avait été obligatoire pour les Roms, dans une optique de contrôle de leurs déplacements et de la limitation de leurs droits.
J'y ai aussi découvert que mes stéréotypes envers les Roms étaient tellement bien ancrés que j'ignorais que c'était des stéréotypes. Je me suis donc endormie un peu moins bête ce soir-là. J'attire aussi l'attention sur la joie qui déborde des illustrations.
Ce livre est un peu parfait, à la fois instructif, tragique et joyeux.
Bonne lecture et à marjeudi prochain !
Juliette Phuong
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